Analyse

Y a-t-il un médecin? Relever le défi des déserts médicaux

Analyse

Y a-t-il un médecin? Relever le défi des déserts médicaux

Les politiques de santé ont pour but d’instaurer une couverture universelle pour tous les citoyens. Or, même dans les pays où le nombre total de médecins n’a jamais été aussi élevé, garantir l’accès de chacun à des services médicaux adéquats n’est pas chose aisée. Ainsi, les zones rurales et reculées sont confrontées à des «déserts médicaux». Ce terme est utilisé pour décrire les régions dans lesquelles la population ne bénéficie pas d’un accès adéquat aux soins de santé. Cette situation perdure malgré les incitations et mesures mises en place dans les régions sous-dotées en professionnels de santé.

Les pays ont proposé et mis en place des mesures pour remédier à cette situation, mais il existe peu d’informations sur leur efficacité à long terme.

L’Association internationale de la sécurité sociale (AISS) a récemment organisé un webinaire intitulé Relever le défi des déserts médicaux – stratégies et réponses nationales. Ce webinaire a permis de découvrir l’expérience des institutions membres de l’AISS de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Belgique, de la France, de l’Italie et de la Suisse en matière de lutte contre les déserts médicaux, et plus particulièrement les mesures qui se sont révélées probantes dans la pratique et les raisons pour lesquelles elles l’ont été. Organisé à l’initiative de la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) française en coopération avec le Réseau européen de l’AISS, il a fourni une vue d’ensemble des défis, des stratégies et des solutions innovantes dans une perspective comparative.

Les experts ont présenté les stratégies nationales et solutions innovantes adoptées – réglementation, mécanismes incitatifs, télémédecine – pour aider les décideurs publics et les institutions de sécurité sociale à surmonter les difficultés liées aux déserts médicaux. Le webinaire a offert l’occasion de repenser les mécanismes conçus pour inciter les professionnels de santé à exercer dans des régions reculées et de réfléchir aux nouveaux outils de nature à garantir l’accès aux soins dans des régions sous-dotées. Cet article résume les principales problématiques et innovations examinées au cours de cet événement.

Définition, causes et préoccupations

Initialement apparu en France, le terme «déserts médicaux» est largement utilisé depuis une dizaine d’années, même s’il serait plus juste de parler de régions sous-dotées en médecins. Deux méthodes peuvent être employées pour repérer ces régions: la première consiste à comparer la densité médicale locale à la moyenne nationale et la deuxième à évaluer l’écart entre l’offre et la demande de soins de santé.

Pénurie de médecins

Paradoxalement, le nombre de médecins augmente dans beaucoup de pays d’Europe. Le nombre de spécialistes progresse beaucoup plus vite que le nombre de généralistes. Les postes non pourvus restent pourtant nombreux, en partie en raison d’un manque de candidats possédant les qualifications requises. Ce phénomène est appelé à s’accentuer sous l’effet des départs en retraite massifs prévus dans les années à venir. De plus, le travail à temps partiel étant plus répandu que par le passé, il va être nécessaire de former davantage de professionnels de santé pour remplacer ceux actuellement en activité.

En règle générale, les professionnels de santé préfèrent s’installer en ville, que ce soit pour des raisons financières ou pour avoir de meilleures conditions de travail. Dans les régions rurales ou reculées, ils risquent en effet de se sentir plus isolés, ce qui peut avoir une incidence sur leur travail et sur le suivi des patients. En outre, une nouvelle génération de médecins est à la recherche d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée et préfère exercer dans le cadre de cabinets pluriprofessionnels ou à temps partiel. En France, les déserts médicaux semblent s’expliquer principalement par une diminution du nombre de professionnels de santé – en particulier dans certaines spécialités (pédiatrie, gynécologie, psychiatrie, dermatologie, etc.) –, conjuguée à une répartition inégale sur le territoire national.

En Allemagne, il n’existe pas de pénurie générale, mais les praticiens sont inégalement répartis. Dans certaines régions urbaines et en médecine spécialisée, il existe une surcapacité. De fait, tant qu’ils ont la possibilité d’ouvrir un cabinet dans une région attrayante, les médecins n’ont guère intérêt à exercer dans les zones rurales périphériques. Les généralistes, en particulier, ont des difficultés à trouver un successeur. Or, en 2019, 54,1 pour cent des médecins allemands avaient plus de 55 ans. En outre, la proportion de femmes augmentant, l’exercice à temps complet diminue.

L’Autriche affiche l’une des densités médicales les plus élevées d’Europe. Néanmoins, dans les régions rurales, il est de plus en plus difficile de garantir une offre de soins correspondant à la demande. Même si les postes non pourvus sont pour l’heure peu nombreux et si la population peut généralement se faire soigner par un médecin généraliste de proximité, lequel constitue le cœur du système de santé, divers problèmes se profilent à l’horizon. Ces problèmes sont liés à la stagnation du taux de natalité et à l’allongement de l’espérance de vie, mais aussi au déclin démographique des régions périphériques, aux aspirations des jeunes médecins et à la moyenne d’âge élevée des médecins conventionnés.

En Suisse, la densité médicale varie selon les régions (relativement élevée en zone urbaine, elle est plus faible en zone rurale), ce qui est aggravé par le fait que les régions rurales doivent souvent répondre à une demande de soins plus forte en été et en hiver en raison du tourisme saisonnier. La situation globale de la Suisse n’est pas préoccupante mais, le cas échéant, les pénuries perçues pourraient être surmontées grâce à la petite taille du pays, les distances généralement courtes permettant de pallier une éventuelle insuffisance de l’offre de soins.

Migration du personnel de santé

Certains pays ont des difficultés à retenir leur personnel de santé. En Europe, de toutes les professions, ce sont les médecins qui émigrent le plus. De longues journées de travail, les difficultés à concilier vie professionnelle et vie privée, la faiblesse de la rémunération et le manque d’infrastructures de qualité sont autant de raisons qui les incitent à partir exercer dans un autre pays. La migration de l’est vers l’ouest et du sud vers le nord accentue les pénuries de médecins dans certains pays.

Vieillissement de la population

Les tendances démographiques sont annonciatrices d’une dégradation de la situation, le vieillissement ayant un double effet négatif: le départ en retraite des médecins, lié au vieillissement de la profession, et la hausse de la demande de soins, due au vieillissement de la population en général. Le nombre de patients souffrant de polypathologies, d’affections chroniques et de maladies complexes augmentant régulièrement, la demande de soins de longue durée et de soins de santé est appelée à connaître une forte croissance.

Inquiétudes

Les déserts médicaux peuvent avoir une incidence négative sur la santé des personnes qui vivent dans des régions sous-dotées. L’éloignement géographique, couplé à la mobilité réduite des personnes âgées et des patients fragiles, aggrave les problèmes d’accès. Lorsque les délais d’attente pour obtenir un rendez-vous sont longs, les patients risquent davantage de ne pas accorder d’importance à leurs symptômes ou de ne pas se soumettre aux programmes de dépistage, ce qui peut avoir des conséquences négatives sur leur santé en général et sur leurs chances de se rétablir. Les déserts médicaux se traduisent aussi souvent par un engorgement des services d’urgence dans les hôpitaux, notamment en raison d’une demande de soins qui pourraient être dispensés par les médecins généralistes.

Mesures récentes visant à améliorer l’accès aux soins

Plusieurs pays ont pris des mesures pour améliorer la répartition des médecins sur leur territoire. L’examen de l’efficacité des actions menées à l’étranger fournit des informations sur lesquelles s’appuyer pour engager de futures réformes. Ces actions revêtent notamment les formes suivantes:

  • incitations financières
  • réforme des études universitaires
  • création de nouvelles professions
  • développement de la coordination des soins et de l’offre médicale
  • recours à l’e-santé et à la télémédecine

Incitations financières

En France, le plan pour renforcer l’accès territorial aux soins de 2017 et la stratégie «Ma santé 2022» adoptée en 2018 sont des exemples de réformes récentes du système de santé. Des mécanismes incitatifs ont été introduits pour encourager les médecins à s’installer dans les lieux d’exercice fragiles. Le contrat d’engagement de service public (CESP) en est un exemple. Il permet aux étudiants en médecine de bénéficier d’une allocation mensuelle jusqu’à la fin de leurs études. En contrepartie, ils s’engagent à exercer la médecine dans des zones sous-dotées dès l’obtention de leur diplôme. Bien que financièrement attrayant, le dispositif a eu un succès modeste.

Ces mécanismes sont complétés par des allègements fiscaux: les médecins qui exercent en zone rurale sont exonérés de l’impôt sur le revenu pendant plusieurs années à certaines conditions. Un médecin qui s’installe dans une zone sous-dotée aura en effet une charge de travail plus lourde, ce qui justifie cette incitation financière supplémentaire destinée à faciliter son installation.

En Allemagne, les mesures prises comprennent aussi l’octroi de subventions à l’installation pour les médecins qui ouvrent un nouveau cabinet, reprennent un cabinet existant ou créent un cabinet secondaire (Zweigpraxis), de même que l’attribution de prêts pour l’ouverture d’un nouveau cabinet et la location ou la construction de centres médicaux.

L’efficacité de ces mécanismes est controversée. Le soutien financier n’est en effet pas un facteur décisif. Des questions telles que la proximité avec la famille, les conditions d’exercice et la possibilité d’une pratique coordonnée sont les principaux critères pris en compte par un médecin lorsqu’il choisit son lieu de travail. Il semble donc nécessaire d’engager d’autres réformes structurelles pour obtenir une augmentation sensible du nombre de cabinets médicaux dans les régions sous-dotées.

Réforme des études de médecine

Une réforme des études de médecine et l’assouplissement des conditions d’accès à cette filière sont vus comme des moyens d’augmenter le nombre de médecins formés. En France, le ministère des Solidarités et de la Santé a annoncé une augmentation de 20 pour cent du nombre d’étudiants sélectionnés autorisés à continuer leurs études au-delà de la première année de médecine. Les effets de cette mesure ne seront cependant visibles que dix ans après son adoption.

Certaines mesures peuvent concerner le déroulement des études de médecine. Par exemple, il peut être décidé de réallouer les places à l’internat dans des spécialités attractives vers des régions qui ont des difficultés à attirer des internes. Enfin, sensibiliser les étudiants en médecine à la médecine générale en zone mal desservie peut aussi être un moyen d’action envisageable.

En Allemagne, la réforme des études de médecine de 2020 (Masterplan Medizinstudium 2020) introduit de nouveaux critères qui devraient s’appliquer à compter de 2023 et qui seraient susceptibles d’accélérer la réorientation des études de médecine par le biais de nouveaux objectifs d’apprentissage et de nouvelles modalités d’évaluation. Des disciplines telles que la médecine générale, l’interdisciplinarité et les compétences relationnelles nécessaires à la pratique des jeunes médecins auront plus de poids. De plus, les Länder peuvent réserver jusqu’à 10 pour cent des places à des candidats qui s’engagent à exercer la médecine générale en milieu rural.

Création de nouvelles professions

De nouvelles professions sont créées dans le but d’améliorer le rapport coût-efficacité et l’accès aux soins. À l’avenir, le potentiel offert par les professions paramédicales, en particulier, sera exploité. À cette fin, il est permis aux médecins généralistes et aux spécialistes d’employer des assistants non médecins, qui les secondent dans la prise en charge de leurs patients – par exemple à l’occasion de visites à domicile ou de visites en maison de retraite médicalisée. En Allemagne, les médecins généralistes qui emploient un assistant reçoivent une subvention. En France, la création du métier d’assistant médical libérera du temps et permettra aux médecins de se concentrer sur la dimension purement médicale des soins.

Développement de la coordination des soins et de l’offre médicale

L’amélioration de la coordination entre professionnels de santé peut être très positive. Les centres médicaux pluriprofessionnels ont pour but d’améliorer l’accès aux soins et de faciliter la coordination des professionnels de santé en matière de prise en charge des maladies chroniques.

L’Autriche a créé des unités de soins primaires. Le dispositif prévoit des contrats de soins axés sur la demande et les modèles de rémunération correspondants, et repose sur la coopération interdisciplinaire et pluriprofessionnelle. Ces nouvelles unités de soins primaires basées sur une prise en charge en équipe (c’est-à-dire impliquant d’autres professionnels de santé) sont intéressantes. Elles devraient non seulement présenter une série d’avantages pour les patients, mais aussi répondre aux aspirations professionnelles des jeunes médecins. Une unité de soins primaires peut revêtir la forme d’un centre ou d’un réseau de médecins généralistes ou d’un réseau comprenant un pédiatre. En particulier lorsqu’elles sont créées sous la forme d’un réseau, ces unités de soins peuvent avoir de nombreux avantages en milieu rural.

L’Allemagne encourage les modalités de prise en charge collaboratives, par exemple dans le cadre de centres de soins médicaux – établissements de soins juridiquement indépendants –, et, en cas d’insuffisance de l’offre de soins dans les régions rurales, les services ambulatoires des hôpitaux peuvent être considérés comme faisant partie des centres de santé régionaux.

Exploitation de l’e-santé et de la télémédecine

L’e-santé et la télémédecine fournissent des perspectives particulièrement prometteuses en matière d’amélioration de l’accès aux soins. Le recours aux technologies de l’information et de la communication numériques peut améliorer l’offre de soins dans les régions reculées. Toutefois, la plupart des zones rurales ne disposent pas d’une connexion à Internet stable et rapide. Il est aussi important de veiller à ce que les personnes âgées comme les professionnels de santé acquièrent les compétences nécessaires à une bonne utilisation de ces outils innovants.

La pandémie a accéléré la tendance à la numérisation qui était déjà en cours. L’accent a été mis sur le renforcement et la rationalisation des moyens de télémédecine. La peur de la propagation du coronavirus a un impact sur les consultations physiques. En Allemagne par exemple, elles ont diminué dans plus de la moitié des cabinets médicaux. Parallèlement, les consultations par téléphone augmentent, comme l’ont indiqué un peu plus de la moitié des répondants.

Le dossier médical électronique, la mesure de paramètres biologiques au moyen d’applications mobiles, l’utilisation de l’intelligence artificielle, les plateformes numériques de communication entre médecins et hôpitaux et le recours à la télémédecine se conjuguent pour rendre les consultations physiques moins nécessaires, combler des lacunes et optimiser l’offre de soins globale dans les régions sous-dotées. Des efforts ont déjà été déployés dans ce sens, mais il importe de tenir compte des questions de protection des données et de capacité à utiliser les données.

Conclusions

À l’heure du vieillissement de la population et de l’urbanisation, beaucoup de pays doivent se mobiliser pour garantir l’accès de tous à des services de santé adéquats, en particulier pour les habitants de régions rurales et reculées. Ils prennent donc des mesures pour améliorer la répartition géographique des médecins. Ces mesures revêtent entre autres la forme d’incitations financières, de réformes des études de médecine, de la création de nouvelles professions, du développement de pratiques coordonnées et du recours accru à l’e-santé et à la télémédecine.

L’analyse de l’efficacité des actions menées par les pays fournit des informations précieuses pour l’élaboration de réformes futures. Toutefois, il faut aller plus loin pour remédier à une situation qui risque de se détériorer encore à l’avenir. Les approches les plus prometteuses sont des approches sur mesure destinées à lutter contre les inégalités territoriales et tenant compte de différents aspects, à la fois territoriaux et individuels. En outre, il faut déployer diverses stratégies en matière de prévention et de dépistage précoce afin d’alléger la charge globale de morbidité et de réduire la future demande de soins.

L’échange d’informations entre membres de l’AISS se poursuivra dans le cadre de webinaires à venir et d’articles, et permettra de définir des pistes et de trouver des moyens de garantir que chacun peut avoir accès à une protection de la santé adéquate, effective et abordable.

Références et lectures complémentaires

AIM. 2020. Tackling medical deserts across the EU. Bruxelles, Association internationale de la mutualité.
 

AISS. 2019. Dix défis mondiaux pour la sécurité sociale: développements et innovation. Genève, Association internationale de la sécurité sociale.

Bärnighausen, T.; Bloom, D. E. 2009. «Designing financial-incentive programmes for return of medical service in underserved areas: Seven management functions», dans Human Resources for Health, vol. 7, no 52.

Caby, D.; Zafar, J.-D.; Cluzel, V. 2019. «Comment lutter contre les déserts médicaux?», dans Trésor‑Eco, no 247.

Dolea, C.; Stormonta, L.; Braiche, J. 2010. «Evaluated strategies to increase attraction and retention of health workers in remote and rural areas» (Special theme – Health workforce retention in remote and rural areas), dans Bulletin of the World Health Organization, vol. 88, no 5.

Dumontet, M.; Chevillard, G. 2020. Remédier aux déserts médicaux (Collection du CEPREMAP, no 54). Paris, Éditions Rue d’Ulm.

Hassenteufel, P. et al. 2020. «Les «déserts médicaux» comme leviers de la réorganisation des soins primaires, une comparaison entre la France et l’Allemagne», dans Revue française des affaires sociales, no 1.